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Droit pénal et procédure pénale

L’ITT : une notion antimédicale et antijuridique

Au terme d’une enquête réalisée auprès de plus de trente services hospitaliers d’urgences, seuls 21% des médecins interrogés connaissaient la définition exacte de la notion « d’ITT », au sens pénal du terme.

Ce constat manque de surprendre, en ce que ces initiales peuvent à la fois revêtir la signification « d’incapacité temporaire totale » au service de l’évaluation du déficit fonctionnel temporaire d’une personne pour le chiffrage de son préjudice civil, et celle « d’incapacité totale de travail », notion pénale.

Il ne suscite pas non plus l’étonnement en ce qu’en tout état de cause, le concept « d’incapacité totale de travail » ne repose sur aucune définition, ni sur aucun critère d’appréciation stable et précis.

Ce constat demeure néanmoins plus qu’inquiétant compte tenu des conséquences juridiques de l’évaluation de l’incapacité totale de travail d’un individu.

Anciennement qualifiée « d’incapacité totale de travail personnel » (ITTP), « l’incapacité totale de travail » (ITT) qui a fait son apparition dans le code pénal lors de sa réforme en mars 1994 permet, en premier lieu, de donner une qualification pénale aux faits de violences, intentionnelles comme non- intentionnelle.

En effet, selon que l’incapacité totale de travail est supérieure ou égale à huit jours en ce qui concerne les violences intentionnelles, ou à trois mois, pour les violences non-intentionnelles, l’infraction passera de la contravention, réprimée d’une amende d’un montant maximum de 1 500 euros, au délit, passible d’une peine d’emprisonnement de plusieurs années, et d’une amende de plusieurs dizaines de milliers d’euros.

C’est dire que l’évaluation de l’incapacité totale de travail est déterminante, tant pour la victime que pour l’auteur de l’infraction.

Or, bien que la jurisprudence estime que « il entre dans les pouvoirs d’appréciation des juges du fait de fixer la durée de l’incapacité de travail personnel qui a résulté d’un délit de coups et blessures volontaires » (Cass. Crim., 9 février 1950), elle appartient, en pratique, aux seuls médecins qui, face à elle, se trouvent fort démunis.

UNE EBAUCHE DE DEFINITION

Si le code pénal détermine les infractions de violences à partir de la notion centrale « d’incapacité totale de travail », ledit code n’en donne aucune définition, rendant en conséquence le travail d’évaluation contingent et, de là, inévitablement inéquitable.

Cette difficulté tenant à l’absence de « critères permettant de déterminer l’incapacité totale de travail (et) d’en calculer la durée » a pourtant été écartée par la chambre criminelle de la Cour de cassation, qui a rejeté les questions prioritaires de constitutionnalité soulevées sur ce point, estimant que celles ci « ne présent(aient) pas, à l’évidence (sic), un caractère sérieux ». (Cass. Crim., 3 avril 2012 ; Cass. Crim., 2 mai 2012).

Dès lors, c’est à cette même chambre que revient la tâche de définir cette notion, à destination première du corps médical, construction prétorienne dont l’édifice s’avère aussi abscons que confus, et qui doit prendre en compte à la fois l’atteinte physique et l’atteinte psychologique de l’individu.

UN TRAVAIL NON PROFESSIONNEL

En premier lieu, il convient de définir la notion même de « travail ».

A ce titre, la jurisprudence a, de longue date, et de façon constante, établi que ce terme ne renvoyait pas à l’exercice d’une activité professionnelle, mais à l’incapacité à exécuter un « travail corporel » (Cass. Crim., 6 octobre 1960), ce que la Haute Autorité de la Santé a interprété, dans ses « Recommandations de bonne pratique (2011) » à l’attention des médecins comme « les activités quotidiennes et usuelles (…) notamment : manger, dormir, se laver, s’habiller, sortir pour faire ses courses, se déplacer, jouer ».

L’incapacité de travail n’est donc pas l’incapacité de travailler, raison, d’ailleurs, pour laquelle le certificat établissant l’incapacité totale de travail se distingue de l’avis d’arrêt de travail à destination des caisses d’assurance maladie, et que leurs durées peuvent valablement différer.

Cette définition, en dépit de l’usage répandu de certains magistrats de se référer, le cas échéant, à la durée de l’arrêt de travail, pourrait éventuellement paraître satisfaisante, s’il ne venait pas s’y adjoindre la question du sens du terme « incapacité totale ».

UNE INCAPACITE TOTALE PARTIELLE

Selon une jurisprudence constante depuis 1982, « l’incapacité totale de travail n’implique pas nécessairement l’impossibilité pour la victime de se livrer à un effort physique afin d’accomplir certains taches ménagères », en l’espèce, de faire les courses (Cass. Crim., 22 novembre 1982 ; Cass. Crim., 6 février 2001).

En d’autres termes, il n’est pas nécessaire que la personne soit dans « l’impossibilité » d’effectuer les actes physiques de la vie courante pour qu’existe une incapacité totale de travail, de sorte que le terme « d’incapacité totale » doit se comprendre comme le fait de ressentir une « gêne notable » à l’accomplissement de ceux-ci.

Aussi, ni le « travail », au sens courant du terme, ni « l’incapacité » et encore moins « l’incapacité totale » ne sont nécessaire à l’existence d’une « incapacité totale de travail ».

La logique est singulière.

L’INFLUENCE DU DEGRE D’EMPATHIE

Armés de cette définition aussi approximative que le terme « notable » est subjectif, les médecins établissent des certificats médicaux à destination finale des magistrat, lesdits médecins pouvant tout aussi bien être des praticiens requis par l’autorité judiciaire que des médecins de ville, voire le médecin de famille.

Or, si l’objet n’est pas de mettre ici en cause le respect, par ces derniers, des règles déontologiques propres à leur profession, force est de constater qu’un médecin connaissant son patient de longue date portera nécessairement une attention différente à ses doléances et sera susceptible d’être plus empathique, risquant ainsi d’entrainer une surévaluation de l’incapacité totale de travail déterminée.

Même lorsqu’il s’agit de médecins requis par l’autorité judiciaire et n’ayant aucun lien préalable avec le patient cependant, la pratique démontre que de l’évaluation de l’incapacité totale de travail dépend de la situation apparente du patient.

C’est ainsi qu’il est fréquent de constater qu’à blessures équivalentes, une femme qui se présenterait comme ayant été victime de violences conjugales se verra octroyer une durée d’incapacité totale de travail bien supérieure à celle d’une personne gardée à vue, qui aurait, avant son interpellation, et potentiellement au cours des faits objets de l’enquête, été victime de violences.

Telle est à plus forte raison le cas lorsqu’il s’agit d’une personne gardée à vue, victime de violences policières, dans la mesure où les fonctionnaires de police escortent le patient jusqu’à la salle d’examen, qu’ils ont la liberté de s’entretenir avec le praticien, et qu’à l’inverse, le patient peut craindre de potentielles représailles à son retour de l’unité médico-judiciaire.

Deux dossiers traités récemment illustrent l’impact de la situation pénale du patient sur l’évaluation de l’incapacité totale de travail.

Ainsi, un client, condamné –non définitivement à ce jour, pour viols aggravés, a été l’objet d’une très violente agression en détention de la part d’une dizaine de personnes, au cours de laquelle il a reçu des coups de poing, de pied, et d’armes blanches, et ce alors qu’il était maintenu au sol.

Un « contrat » avait vraisemblablement été fixé sur sa tête, et il ne fait nul doute que les auteurs de l’agression étaient animés d’une intention homicide.

Or, en dépit de la violence des faits desquels il a été victime, son « statut » de détenu, et qui plus est de « détenu pour viols », arrivant à l’hôpital accompagné d’une escorte de l’administration pénitentiaire et portant les entraves, a amené à ce qu’il ne lui soit délivré que six jours d’incapacité totale de travail.

A l’inverse, et dans un autre dossier, un chauffeur de taxi se présentant à l’unité médico-judiciaire en tant que victime s’est vu délivrer huit jours d’incapacité totale de travail pour avoir reçu un seul et unique coup au visage.

La différence de traitement ne peut qu’être frappante.

UNE VARIABILITE INACCEPTABLE

Au-delà de l’influence du degré d’empathie sur l’évaluation de la durée de l’incapacité totale de travail, l’approximation de la définition de la notion amène à ce qu’il soit souvent constaté des écarts significatifs entre deux examens d’un même patient.

C’est ainsi qu’au terme d’un premier examen, un médecin requis par l’autorité judiciaire concluait, concernant un client récemment défendu, à une absence d’incapacité totale de travail.

Suite à une demande de contre-expertise, un second médecin, également sur réquisition, établissait quant à lui une incapacité totale de travail de 10 jours.

La différence est surprenante, notable, et lourde de conséquences.

En effet, l’examen médical, dans ce dossier, et la question de l’existence, ou non, d’une incapacité totale de travail et de sa durée, ne visait pas à la recherche de la qualification adéquate de l’infraction de violences, mais à démontrer si le patient, mis en cause dans un dossier criminel, pouvait, comme il l’indiquait, avoir été l’objet d’une agression à laquelle il aurait légitimement riposté, et donc avoir agi en état de légitime défense.

En d’autres termes, de l’examen médical dépendait la solidité de sa défense pénale.

Dans ces conditions, la confrontation des conclusions des deux médecins quant à l’existence et à la durée de l’incapacité totale de travail et l’écart qui en découle sont inacceptables.

La possibilité d’un telle dissimilitude en dit également long sur le nombre de personnes ayant été poursuivies devant un tribunal correctionnel pour un fait contraventionnel, et inversement.

La justice ne peut se contenter d’une telle approximation.